Action sociale : quand l’éléphant coopère avec la souris

Théâtre, café de proximité, focus group de personnes âgées… L’action sociale se renouvelle sans cesse. Aujourd’hui, les plus grandes institutions que sont les mairies, les groupes de protection sociales ou les bailleurs sociaux ont compris tout l’enjeu d’interagir avec des entreprises plus petites, plus agiles qui portent des innovations sociales. Plus que de simples prestataires, elles ont su en faire de vrais partenaires. À chacun de trouver sa juste place dans ces interactions.

Rien ne sert d’avoir raison si on a raison tout seul. Les uns expérimentent de nouvelles solutions, les autres ont la force de frappe. Les uns sont au plus près des besoins sociaux, les autres ont une agilité qui ouvre de nouvelles perspectives. Comment de grands noms de l’action sociale peuvent-ils stimuler l’innovation pour améliorer leurs services ? Comment des entreprises sociales peuvent-elles atteindre une masse critique qui fera de leurs solutions la norme ?

L’évolution des besoins

« C’est la rencontre de l’éléphant et de la souris, s’amuse Charles-Benoît Heidsieck, fondateur du laboratoire Le Rameau. La souris a peur que l’éléphant l’écrase, l’éléphant a peur que la souris monte dans sa trompe pour lui manger le cerveau. » Pourtant, depuis pas mal d’années, souris et éléphant ont appris à coopérer pour le bien de tous.

Selon Charles-Benoît Heidsieck, « la souris a peur que l’éléphant l’écrase, l’éléphant a peur que la souris monte dans sa trompe pour lui manger le cerveau » (Photo cottonbro / Pexels).

L’éléphant, ce sont par exemple les groupes de protection sociale qui, notamment, gèrent les caisses de retraite de manière paritaire. Loin de se cantonner à ce rôle de gestionnaire, ils agissent directement dans des domaines comme la prévention santé, le bien-vieillir, le bien-être au travail, l’emploi… « Ils sont passés des bons de chauffage il y a 60 ans à des partenariats stratégiques sur des questions de société : ils ont su suivre l’évolution des besoins ! », souligne Charles-Benoît Heidsieck.

Silver Lab

Ainsi, AG2R LA MONDIALE soutient les entreprises sociales qui œuvrent sur ses domaines de compétence. « Nous ne sommes pas dans une logique de subvention, mais de soutien à la preuve de concept, explique Anne Paredes, chargée de mission pour le groupe. Trop de services ne répondent pas aux attentes, aux usages possibles, aux envies des bénéficiaires. Notre but est de créer des solutions robustes et d’en faire une offre de services qui seront proposés à nos clients. Cela participe de notre politique d’innovation. »

A travers le Silver Lab d’Ag2R LA MONDIALE, les entrepreneurs sociaux peuvent confronter leurs solutions aux personnes âgées bénéficiaires. (Photo de Andrea PiacquadioPexels)

Le groupe a donc créé le Silver Lab, un petit panel de personnes âgées destiné à confronter directement les entrepreneurs du bien-vieillir à leurs bénéficiaires. « Le cadre est posé. C’est un challenge bienveillant, mais nos retraités y vont cash ! Si cela peut remuer les entrepreneurs, mieux vaut pour eux avoir ce retour dès le stade de la conception. »

C’est de cette épreuve du feu que sont sortis avec succès des services comme Entoureo, qui aide les plus âgés à faire le récit de leur vie, ou Ernesti, un accompagnement de nuit à domicile par des étudiants en santé.

Théâtre pour tous

Parmi les pachydermes, on peut aussi rencontrer les bailleurs sociaux, véritables poids-lourds du logement, mais bien plus encore. « Il ne suffit plus de loger les gens, estime Joris Cornu, chargé d’études ESS chez Lyon Métropole Habitat. 40 % de nos 34 000 logements sont situés dans des quartiers relevant de la politique de la ville. Nous accueillons donc, entre autres, des personnes parmi les plus vulnérables de la métropole. C’est pourquoi nous menons 140 actions de développement social par an. » Lyon Métropole Habitat collabore avec d’autres bailleurs du territoire au sein du collectif Mur Porteur, « accélérateur d’innovations sociales au service de l’habitat ».

Pour les personnes âgées, la crise sanitaire a agi comme un révélateur. « Au printemps 2020, certains de nos coordinateurs n’ont pu être là pour accompagner nos locataires seniors car ils avaient été confinés, rappelle Joris Cornu. Cela a mis en évidence de forts enjeux de lien social. Nous avons donc souhaité recréer ce lien à travers un apport de culture. » Lyon Métropole Habitat s’est alors tourné vers Théâtricité qui avait déjà à son actif une expérience réussie avec Dynacité, autre bailleur du territoire. L’entreprise sociale propose alors de monter un grand classique avec des comédiens amateurs locataires de plusieurs résidences et salariés du bailleur. « Le théâtre, c’est pour tout le monde, c’est ça qui est fantastique, s’enthousiasme Camille Sintès, cofondatrice de Théâtricité. Il évoque toujours quelque chose pour chacun. Pour eux, Le malade imaginaire résonnait fort ! 

Théâtricité organise des ateliers théâtre pour renforcer le lien social, parfois en collaboration avec des bailleurs sociaux.

Ainsi, des répétitions ont eu lieu dans différents lieux, avec pour objectif de créer une communauté à l’échelle de plusieurs résidences, tout en impliquant les collaborateurs de l’organisme. « Ce furent des moments incroyables, une révélation pour des personnes qui n’avaient jamais fait de théâtre. »

Faire remonter les idées du terrain

Autre éléphant, forte de 67 000 bénévoles et de 18 000 salariés en France, la Croix-Rouge fait figure d’institution de l’action sociale pour intervenir dans les situations d’urgence, mais aussi auprès de personnes en situation de précarité et de vulnérabilité.

Cette vénérable institution créée en 1864 a fait le constat qu’au XXIe siècle, plus rien n’est comme avant.  « Nous constatons aujourd’hui une augmentation, une complexification des besoins sociaux sans précédent. Parallèlement, nos moyens d’agir et nos ressources évoluent : les subventions, les dons, le bénévolat… On se saisit donc des nouveaux modèles d’organisation, des nouveaux modèles économiques et des nouvelles technologies pour essayer d’accompagner davantage de besoins sociaux. »

L’accélérateur 21, porté par la Croix-Rouge, accompagne des projets issus de l’ONG comme de l’externe (illustration Croix-Rouge).

C’est pourquoi la Croix-Rouge a créé 21, son accélérateur d’innovation sociale. Le but : accompagner des projets en intrapreneuriat portés par les bénévoles et salariés, aussi bien que les projets entrepreneuriaux portés par d’autres entreprises sociales. « Nous sommes nombreux, mais nous ne savons pas tout, admet Grégoire Ducret, directeur de l’innovation et de la transformation. Nous avons besoin de compétences, de vision, d’énergie venues de l’extérieur. Il nous faut aussi faire remonter les idées du terrain. » Les solutions portées sont ensuite testées en conditions réelles avec les équipes de la Croix-Rouge avant d’être généralisées dans l’institution.

Chez Daddy comme chez soi

Au rayon des éléphants, on peut encore citer les mairies qui, avec leurs Centres communaux d’action sociale, organisent l’aide sociale au profit des habitants : lutter contre l’exclusion, accompagner les personnes âgées, soutenir les personnes souffrant de handicap, gérer des structures destinées aux enfants…

À Lyon, Chez Daddy est un café convivial et chaleureux pour favoriser la rencontre de proximité entre les générations et développer un réseau d’entraide entre voisins : jeux, repas partagés, partage de talents… « Le but est de se sentir comme à la maison », résume Philippe Albanel, son créateur, qui cherche par là à prévenir l’isolement des plus de soixante ans. Ouvert rue de Cuire, dans le quartier de la Croix-Rousse, il était déjà le fruit d’une coopération avec Lyon Métropole Habitat, AG2R LA MONDIALE et Apicil.

Chez Daddy, un café convivial et chaleureux qui favorise la rencontre de proximité entre les générations, a ouvert une deuxième adresse en lien avec le Centre communal d’action sociale de la ville Lyon (photo Chez Daddy).

Mais l’an passé, Philippe Albanel a fait la rencontre d’Alexandre Chevalier, adjoint aux personnes âgées à la ville de Lyon. La mairie avait en projet une résidence intergénérationnelle qui accueille 80 personnes âgées, 40 étudiants, et, par-dessus le marché, le siège du CCAS. « Le CCAS avait auparavant une politique très renfermée sur ses propres résidences ehpad, peu ouverte sur la ville et les aînés qui occupent le territoire, juge Alexandre Chevalier. Nous avons besoin de rencontrer les acteurs de nos quartiers. »

Philippe Albanel est alors missionné pour étudier la faisabilité d’un nouveau Chez Daddy. « C’était un pari, estime-t-il. Souvent, on imagine ces énormes acteurs frileux sur la prise de risque. Je trouve beau qu’ils nous fassent confiance. »

La réflexion porte alors sur la sécurisation du lieu, mais aussi sur la restauration : pourquoi ne pas transformer la triste livraison de plats en liaison froide, dont le contrat arrive à échéance, en une cantine bio et locale avec un chef à demeure qui mitonne des petits plats ? « Finalement, notre modèle est en train de s’inventer avec la mairie de Lyon : comment ouvrir un nouveau lieu ? Comment gérer cette restauration ? Il est possible que notre développement futur s’appuie sur ce modèle, qui est d’aller à la rencontre des pouvoirs publics ou des bailleurs sociaux, des ehpads, pour leur proposer de les accompagner dans leurs réflexions avant de proposer à des entrepreneurs de créer de nouveaux lieux. »

Le lien commun qui répond à nos fragilités

Comme on peut le voir, les façons d’agir ensemble sont aussi diverses qu’elles sont fécondes. Grand observateur de ce type de coopérations, Charles-Benoît Heidsieck insiste sur la « valeur démultiplicative du jouer-collectif, non seulement à deux, mais à trois, quatre, cinq… pour sortir de la crise et transformer la société. La valorisation de chacun est importante, dans la richesse et la diversité des modèles économiques. »

Selon Charles-Benoît Heidsieck, « jouer-collectif, non seulement à deux, mais à trois, quatre, cinq… permettra de sortir de la crise et transformer la société ». (Photo cottonbro / Pexels)

Mais pour que la mayonnaise prenne, il est important, selon lui, de laisser le temps au temps. « C’est un cheminement : il faut prendre inspiration des exemples et observer par quelle étape on passe. Il est important d’être à la fois agiles et structurants pour adapter à un territoire donné une diversité de solutions. »

En conclusion, pour Charles-Benoît Heidsieck, il est important de bien identifier ce qui relie chacun : « Nous ne devons pas seulement trouver ensemble des solutions qui répondent à des besoins ou qui mobilisent nos envies. Nous devons surtout trouver les solutions qui montrent que grâce à nos différences, nous avons un lien commun qui permet de répondre à nos fragilités. Tous ensemble, nous pouvons nous confronter à toutes les fragilités ! »


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