Neuf incubateurs français veulent changer le regard sur la mort

La manière dont on traite la mort est le reflet de la manière dont on fait société. C’est le constat qu’a fait un nouveau collectif de neuf associations françaises accompagnatrices d’entreprises sociales. Son ambition : accompagner les innovations sociales qui changent notre regard sur le deuil et la fin de vie. 

Plus qu’un tabou, c’est un déni ! En France, la mort est un sujet dont on refuse trop souvent de parler. « C’est un besoin social dont on n’a pas assez conscience, explique Olivier Gallet, de la coopérative funéraire Syprès. Heureusement, les choses évoluent. Voici dix ans, il était encore plus compliqué d’en parler que maintenant. Mais au niveau institutionnel, il est encore très difficile de prendre en compte le sujet. Dans les villes, les lieux funéraires sont des cimetières-parkings, relégués au bord des autoroutes… »

cimetière parking
Un cimetière urbain à Neuilly-sur-Seine (Photo cc).

C’est la raison pour laquelle, dans la région bordelaise, Syprès agit pour repenser la mort à travers de nouveaux services et de nouvelles solidarités.

Logo du KiifC’est aussi pour cela que le Kiif, une alliance de neuf associations françaises accompagnatrices d’entreprises sociales, a décidé de faire de ce sujet son premier motif de coopération.

Une couche de douleur en plus

Le besoin est d’autant plus important que la société évolue à grande vitesse. D’une part, selon l’OMS, les maladies neuro-dégénératives vont tripler dans les trente prochaines années. « Cela signifie que les personnes n’auront plus toute leur tête au moment du décès, alerte Olivier Gallet. Elles ne seront plus en mesure de faire choix éclairés. Anticiper ces choix va devenir de plus en plus important. »

D’autre part, les générations passent, et les attentes ne sont plus les mêmes. « Dans les prochaines décennies, les boomers arriveront à la fin de leur vie, note Olivier Gallet. Leur rapport à la mort n’est pas le même. Il leur faut de nouveaux services. Or, si le secteur funéraire est très intéressé par les questions quantitatives, il l’est parfois moins sur les questions qualitatives. »

Femme âgée

Enfin, l’impact écologique du secteur n’est pas mince : monuments importés, produits chimiques utilisés en thanatopraxie, articles et cercueils non biodégradables… 

En considérant que 600 000 Français décèdent chaque année, on comprend que le chantier est immense. Pour sa part, le Kiif a mené une étude afin de comprendre quels défis doivent relever les entreprises sociales qui se frottent à cette question. Il en a déduit trois constats.

Premier constat. Le caractère tabou de la mort ne facilite pas l'évolution du regard sur la situation des personnes en fin de vie. De nouvelles approches sont nécessaires.

Selon une étude de l’association Empreintes, 53 % des Français endeuillés sont heurtés par des propos et attitudes de leur entourage.  « On a réalisé que la société rajoute une couche de douleur au deuil, avec des injonctions à côté de la plaque », confie Marie Tournigand, déléguée générale de l’association. Ce moment, trop évacué de nos vies, est source d’incompréhension.

C’est pourquoi Sarah Dumont a créé Happy End, un site qui accompagne le grand public pour se saisir des questions de la mort et du deuil. Il permet au particulier d’anticiper son départ en rédigeant ses volontés, de préparer des obsèques à l’image de son proche et de cheminer moins seul dans son deuil, à travers des parcours d’accompagnement personnalisés en fonction des besoins exprimés.

Témoignages, guides pratiques, mise en relation avec des associations ou des professionnels, possibilité de participer à des rencontres conviviales comme les « Apéros de la mort »… avec pédagogie et optimisme, Happy End dédramatise l’enjeu.

Enfin, Happy End a créé un centre de formation qui propose un accompagnement au deuil ou aux nouveaux métiers du secteur funéraire.

Bande dessinée - Sarah Belmas
Sur son compte instagram @sarah_belmas_illustration, l'illustratrice Sarah Belmas aborde son vécu quotidien vis-à-vis de la mort.

Deuxième constat : les coopérations sont particulièrement complexes à mettre en place avec les acteurs du soin : hôpitaux, ehpads, agences régionales de santé.

La coopérative Syprès se veut un véritable laboratoire des coopérations pour faire évoluer le secteur funéraire. Elle a lancé la démarche « Osons les derniers jours heureux », née de la coopération avec le pôle ressources d’un ehpad qui rencontrait des difficultés. « La question se posait : comment anticiper les dernières volontés de résidents qui ne sont pas toujours en mesure de faire ces choix au moment où ils entrent dans l’institution ? », se souvient Pauline Bendjebbar, ingénieure de recherche chez Syprès.

Ensemble, ils ont exploré la problématique avec résidents, soignants, équipe administrative. « C’est alors que nous avons ressenti la nécessité d’un travail plus large, avec une dynamique collective. Nous avons donc travaillé à l’échelle territoriale en organisant des ateliers d’idéation avec des thérapeutes du deuil, des entreprises de pompes funèbres, des prêtres, des artistes, des médecins… » L’objectif : libérer la parole, former les professionnels, accompagner les nouvelles aspirations citoyennes en matière de rites. « Il faut changer l’approche en silo  qui est la norme des professionnels confrontés à la mort, pour retisser du lien et faire du commun », plaide Pauline Bendjebbar.

"Vanité" Philippe de Champaigne (1602-1674) - Musée de Tessé, Le Mans.

Troisième constat. On ne fera de progrès qu'en travaillant en proximité avec les bénéficiaires et les acteurs impliqués, afin de favoriser les transformations.

400 000 personnes ont besoin de soins palliatifs, mais la plupart n’y ont pas accès. 85 % des Français voudraient vivre leurs derniers jours chez eux. « Mais seul chez soi, c’est dur !, constate François Génin, co-fondateur de Visitatio – Voisins & Soins, qui propose un accompagnement à domicile pour des personnes en fin de vie. Il faut à la fois entourer les personnes et les soigner : social et sanitaire sont indissociables. »

Ainsi, Visitatio – Voisins & Soins forme des bénévoles, dans le voisinage des bénéficiaires, qui visitent la personne en fin de vie et soutiennent aussi les proches aidants. « L’hôpital cache la mort et ne permet pas de vivre sa dimension humaine. Pourtant, les derniers moments sont des temps de vie d’une intensité remarquable. Pour les vivre pleinement, la proximité est essentielle : il faut mobiliser les gens à l’échelle du quartier, du village, de la vie sociale locale. »

François Génin fait ses comptes. Son association compte aujourd’hui, une quinzaine d’équipes de huit bénévoles plus une infirmière et un médecin à temps très partiel. Chaque équipe accompagne une vingtaine de personnes par an. « Il faudrait en fait 15 000 équipes pour accompagner toutes les personnes qui en auraient besoin en France. Sachant que 10 % des journées d’hospitalisations ont lieu dans les trois derniers mois de vie et que l’accompagnement fait baisser de 50 % les journées d’hospitalisation, il y a un potentiel de réduction net de 5 % de la charge de l’hôpital. Et c’est par ailleurs une économie substantielle pour l’Assurance maladie ! »

Un café mortel est un temps d'informations convivial sur la mort, dans un bistrot.

Fin de vie, mort, deuil, la société a besoin de généraliser de telles solutions innovantes. C’est pourquoi les associations membres du Kiif souhaitent les recenser, les accompagner dans leurs démarches de coopération et les amener à se généraliser. Un nouveau programme d’accompagnement au niveau inter-régional est en préparation pour permettre un véritable changement d’échelle des innovations sociales qui font évoluer notre regard sur la mort.

Le Kiif, qu’est-ce que c’est ?

Autrefois nommé « Appel à solutions », le collectif des incubateurs à impact français regroupe dix associations d’accompagnement d’entreprises sociales et d’innovation sociale. Issues des territoires, ces associations partagent un ADN commun, une expertise et un positionnement à la croisée des écosystèmes. Elles totalisent 8 000 entreprises sociales accompagnées depuis 10 ans, dont 500 cette année. Elles regroupent 90 équipiers spécialisés dans l’accompagnement des entreprises sociales, répartis dans 22 antennes locales.